Comment parler du salaire ? Comment négocier sa rémunération ? Est-ce que je ne vaux pas plus que ce que l’on me propose ? Ces questions et bien d’autres font partie des fondamentaux de la préparation à une (nouvelle) recherche d’emploi ou aux transitions de carrière.
J’ai animé pendant plus de 10 ans des ateliers thématiques sur les dynamiques professionnelles et les stratégies de recherche, il est intéressant de constater combien le sujet est toujours aussi sensible, subjectif, culturel et mystérieux !
Salaire et rémunération
On entend par « salaire », ce qui est donné par l’employeur au salarié en contrepartie d’un travail effectué. En général le salaire est attribué tous les mois, et le montant est mentionné sur le contrat de travail. Le salaire de base est dit « brut », sur lequel des cotisations sont prélevées, pour donner le salaire net, c’est-à-dire la somme réellement versée au salarié.
On parle de « rémunération » dans un sens plus global, car au salaire peuvent s’ajouter des périphériques ou accessoires de salaire _ c’est-à-dire des primes, majorations pour heures supplémentaires, participation, retraite complémentaire, véhicule…
Rémunération et satisfaction
Déjà en 2019, et selon une étude de l’Institut d’Études Opinion et Marketing en France et à l’international, (IFOP[1]), les français se disaient (toujours ou déjà) insatisfaits en matière de rémunération. Souvenons-nous du contexte de 2019, celui d’une autre crise, celle dites des gilets jaunes : Il était question de rémunération, et de la prime « Macron ». Selon le sondeur, « à peine trois salariés sur dix (29%) travaillant dans des entreprises privées et publiques ont touché cette prime, qui pouvait être versée jusqu’au 31 mars aux salariés touchant moins de 3 600 euros mensuels net ». En 2019, plus de la moitié des salariés se disaient en insatisfaction au regard de leur rémunération, soit 55%. Plus dans le détail, la catégorie ouvrière se déclare la plus mécontente avec 66% d’insatisfaits, ainsi que celles des plus bas niveaux de qualification (inférieures au Bac), et des salaires inférieurs au seuil de 1.500€, insatisfaits entre 66% et 75%.
En cet automne 2023, signalons la parution de l’ouvrage de Baptiste Mylondo[2], « Ce que nos salaires disent de nous », paru chez Fayot. La quatrième de couverture interroge : « Sauriez-vous dire combien gagne, en moyenne, un P-DG de grande entreprise, une caissière de supermarché, un avocat, une assistante maternelle, un pharmacien ou un éboueur ? Augmentons la difficulté d’un cran : combien ces professions devraient-elles gagner ? Sont-elles assez ou trop payées, mal ou bien payées ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela veut dire ? Si notre salaire en dit long sur ce que nous faisons, il témoigne surtout de ce que nous "valons". Il détermine notre niveau de vie, notre pouvoir d’achat et notre place dans la société. Apporter des réponses à toutes ces questions, c’est ouvrir la boîte de Pandore des inégalités de rémunération, celle d’où surgissent les injustices salariales. Ouvrons-la donc, afin de voir ce que nos salaires disent de nous et de notre société, mais aussi afin d’imaginer ce à quoi pourrait ressembler un partage plus juste et équitable des revenus. »
Combien je vaux ?
L’économie de marché s’appuie sur le rapport _ devenu loi _ entre l’offre d’un bien ou d’un service, et la demande, par exemple des entreprises. Le prix d’équilibre des échanges sur un marché _ ou prix optimal, « maximise les avantages et minimise les inconvénients, pour les vendeurs comme pour les acheteurs[3]». Il en va de même pour le marché du travail. Pour résumer et caricaturer, qui en même temps contente le plus, et mécontente le moins.
D’où l’épineuse question du « combien je vaux ? », ce qui en filigrane pose une autre interrogation, celle de la valeur personnelle de l’individu. Le risque se cache dans la confusion entre la loi de l’échange sur le marché du travail, et la valeur subjective de l’individu, c’est-à-dire sa personne elle-même. Cette valeur, s’estime par la somme, le montant du salaire que cet individu estime juste et digne de percevoir, au regard de ce qu’il est, de ce qu’il vaut.
Lorsque le décalage existe, il est le lit d’insatisfactions, de frustrations et d’amertumes, de baisses de l’estime de soi ou de la motivation.
Valeur inconfortable
Parler d’argent semble être un tabou français : Évoquer la question de l’argent, parler de sa rémunération au travail, et parfois même avec des proches peut mettre mal à l’aise. D’ailleurs nombreux sont ceux qui éludent la question !
Culturellement, il est resté dans notre éducation des réminiscences de l’argent associé à ce qui est vulgaire ou impur, en tous cas moins noble que les valeurs du cœur ou de l’esprit.
L’animateur de « L’école des fans[4] » _ émission-culte des 70’-80’ _ Jacques Martin, demande à Lucas, 5 ans et demi : « Tu as déjà choisi ton métier pour plus tard ? », « Je veux être docteur ! » « Qu’est-ce qui t’attire dans le métier de docteur ? », réponse de Lucas « Les sous ! » Embarras amusé des parents dans la salle…
Très tôt, on apprend aux enfants « que ça ne se dit pas » et l’enfant engramme un tabou.D’où la difficulté de l’adulte quand vient le moment de l’embauche, ou de la (re)négociation de son salaire lors d’un entretien professionnel par exemple, de savoir ce que l’on vaut, et de monnayer ce que l’on veut. Beaucoup de candidats n’abordent même pas la question en entretien de recrutement et acceptent l’offre initiale de l’employeur ; d’autres envisagent de quitter leur emploi pour trouver mieux ailleurs, plutôt que d’aborder le sujet avec la hiérarchie.
Il est pourtant parfaitement légitime d’aborder la contrepartie d’un travail, et la qualité de celui-ci.
Valeur affirmée
Outre-Atlantique, il semblerait que ce soit bien le contraire. L’argent, le salaire, est survalorisé, quitte à même enjoliver la réalité, pourvu que l’on impressionne ! Il y a en quelque sorte une fusion entre la personne et son niveau de rémunération, qui traduit justement sa valeur personnelle. D’où l’enthousiasme à communiquer sur ce que l’on gagne, à afficher un certain train de vie. Si en France le salaire est un motif d’insatisfaction et de frustration, il est aux Etats-Unis hautement valorisé et représente un puissant levier de motivation.
Autre forme de tabou, dans l’entreprise comme dans la société, celui qui gagne beaucoup d’agent est parfois jalousé ou suspecté. Celui qui en gagne trop peu est considéré comme déchu ou déclassé, car ce serait le signe manifeste d’une insuffisance ou d’une absence de reconnaissance par la hiérarchie. Selon une enquête de l’Apec, c’est l’argent et globalement les avantages salariaux qui représentent pour 90 % des cadres français, le principal levier de reconnaissance professionnelle[5].
Ice-breaker[6]
Dans un entretien, à fortiori s’il s’agit d’un recrutement, le moment choisi pour évoquer la question financière est crucial. D’où l’absolue nécessité d’avoir établi un climat d’intérêt mutuel dans la conversation, d’avoir pu donner à voir des points intéressants de sa personnalité, et de son parcours.
De même, dans le cas d’un entretien annuel, il aura fallu (r)établir en premier lieu la fluidité de l’échange et la convivialité, pour plus avant dans le corps de l’entretien _ une fois revisités les résultats et les compétences _ aborder la question du salaire.
Le premier maître mot est évidement « préparation ».
Quête et requête
« Pourquoi poser la question puisque c’est indiqué dans l’annonce ? », « Je ne sais pas comment en parler ? », « Comment savoir si c’est le bon moment ? », « Et si l’on me demande combien je veux toucher ... ? » Ce sont en effet, ces questions ou leurs déclinaisons qui reviennent le plus souvent des candidats à l’embauche ou à l’entretien.
Avant tout, il est important de comprendre qu’il est indispensable de poser la question. Tout autant d’ailleurs que de connaître la réponse ! En effet, dans le cadre de la préparation à un entretien d’embauche, il faudra avoir une idée au plus juste de la rémunération habituelle constatée pour le même type de compétences ou de postes. Des recherches doivent être menées sur des sites d’offres d’emploi ou de statistiques[7] (Pole-Emploi, Apec, INSEE, Chambres consulaires…), afin d’estimer la fourchette salariale du métier ou poste, sur le bassin géographique visé.
Ces informations permettront au candidat de répondre à une question de type « Quelles sont vos prétentions ? », par une fourchette salariale, justifiée par un recueil d’éléments sur des postes équivalents dans la région.
Coup de fourchette
Même si la rémunération est annoncée ou inscrite dans l’annonce, il est essentiel _ afin d’afficher de l’intérêt pour le poste (et pour sa contrepartie) _ d’aborder la question du salaire. Par exemple : « J’ai vu que la rémunération annoncée pour le poste est de 2.500€ brut dans l’offre d’emploi. Y-a-t-il d’autres éléments de rémunération prévus ? ». Ce questionnement peut permettre de découvrir d’autres points moins visibles de la contrepartie du travail mais qui entrent en considération, tels des tickets repas, une complémentaire santé intéressante, des modalités de travail avantageuses etc…
Le thème de la rémunération ne s’évoque qu’en « fourchette », le bas de la fourchette étant le minimum convenable pour le candidat, évidemment. Des prétentions trop élevées par rapport au marché du travail pour un même poste, ne montreraient qu’un candidat mal renseigné et présomptueux.
Si le sujet de la paye n’est pas évoqué dans l’entretien du côté de l’entreprise, c’est au candidat ou au salarié de l’aborder à la fin, avant la prise de congé. Si le recrutement prévoit une session de plusieurs entretiens, il est alors préférable d’attendre le 2e entretien, en conservant les mêmes logiques. Le tout est d’être suffisamment renseigné pour avoir un échange clair et naturel sur le sujet.
Ouvrir le dialogue
Enfin, il est parfois légitime pour l’entreprise ou le recruteur de ne pas accéder à la requête du candidat ou du salarié en matière de rémunération. Le motif est très variable, ce peut être une période où l’entreprise est dans l’incertitude, en attente de commandes ou de liquidités, à un tournant de son évolution sans avoir plus de visibilité, ce qui ne veut pas dire que les choses sont figées et la négociation clôturée.
Plutôt qu’une impasse, il sera tout aussi intéressant de part et d’autre d’acter le principe d’une discussion ultérieure, sur la renégociation ou l’évolution de la rémunération. Dans ce cas, il conviendra d’en fixer le moment lors de l’entretien _ un délai de 6 mois par exemple _ comme un rendez-vous pris et consenti pour faire évoluer demain ce qui est fixe aujourd’hui.
Vers une refonte des salaires ?
Il apparaît que de nombreuses voix se sont élevées post-crise sanitaire pour clamer que « les métiers les plus essentiels ne sont pas ceux que l’on croyait avant », comme l’explique Dominique Meda[8], sociologue du travail. Elle évoque « une contradiction[9]énorme entre la hiérarchie des salaires, de la reconnaissance sociale, d’une part, et l’utilité des métiers, d’autre part ». Elle précise que si les médecins bénéficient encore d’un niveau de prestige social, la question des salaires va rapidement se poser pour les métiers hyper-sollicités durant le confinement, et qui bénéficiaient auparavant d’une maigre considération et rémunération : les métiers du « prendre-soin » comme les auxiliaires de vie, les métiers de la vente et de la caisse, du nettoyage des locaux ou du nettoiement des rues, des transports, de l’agriculture…
« Soudainement, les titulaires des métiers les mieux payés nous apparaissent bien inutiles et leur rémunération exorbitante. L’un des premiers enseignements de la crise sanitaire, en somme, c’est qu’il est urgent de réétudier la "hiérarchie" sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle[10]. »
L’après-crise ne semble pas encore laisser la place au dialogue et ouverture sur les niveaux de rémunération les plus modestes, pour « les femmes et les hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal[11]» ou si au contraire, les disparités vont s'accentuer, en raison de la fragilité du marché du travail et des crises économiques et géopolitiques mondiales.
Une crise après l’autre.
---- Marie-Christine Abatte ----
Psychologue et thérapeute
[1] IFOP : ifop.com sondage d’avril 2019 : https://www.ifop.com/publication/les-salaries-francais-et-leur-salaire/
[2] Baptiste Milondo https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/ce-que-nos-salaires-disent-de-nous-9782228933865
[3] Pour aller plus loin : https://www.cairn.info/la-microeconomie-du-marche-du-travail--9782707138774-page-61.htm
[4] INA, best of de l’école des fans (1977-1998) : https://www.youtube.com/watch?v=3-tyqgWq3K4&list=PL-rIgr7KeEC-AhvJkYz9b34ZpKn1EeWIp
[5] Étude APEC (Association pour l’emploi des cadres) Septembre 2017
[6] Anglicisme emprunté à la langue de Shakespeare, que l’on traduit habituellement par brise-glace en français.
[7] Voir sur ce point l’étude de la Dares « Portraits statistiques des métiers 1982-2014 » : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/tableaux-de-bord/les-portraits-statistiques-des-metiers/article/les-portraits-statistiques-des-metiers-1982-2014
[8] Dominique Méda, sociologue du travail, normalienne, énarque et inspectrice générale des affaires sociales, elle a notamment écrit sur le thème du travail et des politiques sociales, directrice du laboratoire de sciences sociales de l’Université Paris-Dauphine.
[9] 20 minutes Economie : https://www.20minutes.fr/economie/2748911-20200327-face-coronavirus-redecouvrons-utilite-immense-metiers-invisibles-explique-sociologue-dominique-meda
[10] Dominique Meda dans Pour l’eco : https://www.pourleco.com/ca-clashe/debat-des-economistes/dominique-meda-la-crise-du-covid-19-nous-oblige-reevaluer-lutilite
[11] Allocution télévisée d’E. Macron du 6 avril 2020.