Le bâillement vient du terme latin « badare », qui signifie « ouvrir la bouche ». Il est un geste d'origine réflexe ou semi volontaire. Tout homme bâillerait en moyenne au moins 250 000 fois au cours de sa vie. Le bâillement se manifeste déjà in utero _ dès la 11e semaine de grossesse _ et si l’on bâille beaucoup dans les premières années de vie, la fréquence décline jusqu'à la mort. Décrit par Hippocrate comme « une échappée de vapeur précédant les fièvres », ce phénomène est pour Darwin « un morceau de physiologie inutile » [1] et pour Aristote, une « expulsion de superfluités mobiles »[2].
Je reçois simultanément Maxime et Amandine. Ou plus exactement Amandine, accompagnée de son fils Louis. Maxime a 38 ans, père de trois filles, il est cadre dirigeant dans une entreprise internationale de plasturgie. Il revient d’une croisière en Scandinavie avec son épouse.
Louis vient de finir sa 3e, et rentre en seconde à la rentrée. Il vient de valider son brevet des collèges, aime jouer aux jeux vidéo comme ses camarades.
De prime abord, il n’y a aucun point commun entre Maxime et Louis. Pourtant ils viennent me trouver pour les aider à percer un mystère qui peut sembler anodin, mais qui les perturbe tous les deux manifestement : ils baillent.
Heureux qui communique ?
Ce qui exaspère Amandine, c’est que Louis baille bruyamment et bouche ouverte, souvent, très souvent. L'éducation associe le geste de porter la main ou le poing devant la bouche _ en un mouvement qui devient réflexe avec le temps _ car il est extrêmement impoli d'imposer à l'entourage une vision directe sur sa cavité buccale. De même, le savoir-vivre nous enjoint de bailler furtivement, et d’éviter la projection potentielle de postillons dans un geste discret.
En plus de bailler souvent, Amandine trouve Louis « nonchalant », « désinvolte », il « se laisse vivre ». Elle le dit souvent « accroc » aux jeux vidéo. Et quand Amandine le lui fait remarquer, elle se plaint que Louis soit sur la défensive, insolent, ou fasse la sourde oreille.
Amandine s’inquiète pour Louis, pour sa réussite scolaire, pour la dégradation de ses échanges avec lui, pour sa « crise d’adolescence ». Elle a peur qu’il se disperse, qu’il rate ses chances scolaires, et se laisse emporter par la paresse ou l’ennui. Ou pire, « qu’au lycée, il se démotive ».
La porte du diable
Du côté des croyances plus anciennes, voire des superstitions, le bâillement a été appréhendé par beaucoup de peuples dans l'Histoire comme une « crise périlleuse », ainsi que le révèle le dictionnaire infernal[3] du 19e siècle : En Espagne par exemple, les femmes se signent encore la bouche, « de peur que le diable n’y entre ». L’Europe du temps du pape Grégoire le Grand (vers 590), a connu une épidémie d'une peste maligne qui décima la population et engendra de nombreuses superstitions : « il était mortel de bâiller dans le temps de cette peste ; de là viendrait l'habitude de faire sur la bouche le signe de la croix quand on bâille[4] ».
Sur le site de référence sur le bâillement, Olivier Walusinski, médecin et spécialiste de ce phénomène, rapporte que L’Islam[5] percevrait également le bâillement comme un signe de l'entrée du diable, et dans l'éternuement un signe de sa sortie : « Le Prophète a dit que Satan s'efforce de divertir le fidèle en prière. C'est une épreuve infligée aux croyants. L'un des moyens employés par Satan pour divertir le fidèle (…) consiste à le faire bâiller de sorte à le détourner de sa prière. Le Prophète nous a informé lorsque le bâillement s'impose à nous, nous devons fermer notre bouche avec notre main. »
De même, le médecin rapporte qu'en Inde, les Bhûts[6] sont censés apprécier entrer par la bouche. Il est alors considéré comme dangereux de bâiller, (…) c'est pourquoi il est recommandé de placer sa main devant sa bouche en disant « Mârâyan[7] ! », ou faire craquer ses doigts afin d’effrayer le mauvais esprit.
Tensiomètre
Tous les êtres dotés d'un système limbique connaissent le bâillement émotionnel associé au stress. Chiens et chats bâillent dans les salles d'attente du vétérinaire, parce qu'ils ressentent du stress, voire de l’angoisse. Il en est de même pour des sportifs avant une compétition, ou encore des étudiants avant un oral décisif _ comme après d’ailleurs, pour relâcher la pression.
La pression, il semblerait que Louis en ait. La pression de parents certes inquiets, impliqués et bienveillants, mais qui transforment les repas en épreuve pour Louis. Il en est de même des trajets en voiture. Bientôt la rentrée, une période où Amandine planifie, contrôle, gère, pilote, stimule Louis, et tente de recadrer son temps de sommeil, d’écrans, de loisirs.
Pour Maxime, c’est une période tendue aussi. Il indique avoir appréhendé la reprise après ses congés de fin d'été. Il se disait exténué et en épuisement, il avait certes négligé son sommeil les dernières semaines, et plus mal vécu la chaleur que les années précédentes. Il souligne avoir eu du mal à boucler ses dossiers, « avec des performances mentales au ralenti ».
Maxime rapporte « avoir baillé à s’en décrocher la mâchoire » dès le 2e jour de ses vacances.
Thermorégulateur
Loin d’être aussi inutile que Darwin le présentait, il a à contrario pour le Docteur O. Walusinski[8] , « une influence sur la circulation du liquide céphalo-rachidien et donc sur les neurotransmetteurs ». Lors du bâillement la surface du pharynx et du larynx se dilate par quatre fois, la trompe d'Eustache se bouche, ce qui fait perdre brièvement de l'audition pendant quelques secondes ; de l'air frais pénètre jusque dans l’estomac, d'où la sensation de relâchement et de plénitude.
Ainsi, le cerveau de Maxime se régule en tension et en température pour lui permettre de conserver sa lucidité et son calme, en quelque sorte de « garder la tête froide ». Celui de Louis possiblement aussi, un arc-réflexe aux vertus anti-stress et calmantes de l’émotion contenue, dans des moments où il se dit sous surveillance et comme dans une « toile d’araignée ».
Polymorphe
Des reptiles jusqu’aux primates et aux humains, les vertébrés des mondes marin, aérien et terrestre baillent[9]. On a constaté chez les poissons ou les reptiles, une sorte de bâillement dans les attitudes d'intimidation lors d'états de stress ou d'agressivité. Chez les mammifères nomades et grégaires, le bâillement a un rôle de cohésion sociale : « Il pourrait aussi s'agir d'un système de stimulation de notre vigilance, un signal nous alertant qu'il est temps de dormir ou de manger » (Dr O. Walusinski). Ainsi, l'individu qui baille signale possiblement son état de fatigue à ses congénères, qui l'imitent en un bâillement apparemment contagieux. Et le troupeau s'arrête pour récupérer des forces.
Chez l'hippopotame ou le macaque, le mâle dominant bâille plusieurs fois avant l'accouplement. L'humain connait des bâillements comparables _ accompagnés d'étirements _ se manifestent comme l’expression d’un désir sexuel. Pour Pietro d’Abano[10], la contagion du bâillement serait le résultat du plaisir et du désir de bâiller éprouvés par l’estomac[11]. Le plaisir _ delectatio _ stimulerait l’imagination et la mémoire, le corps y trouvant une sorte de soulagement. Par ses recherches, le Dottore Pietro d’Abano avance qu’en voyant des personnes en train de s’accoupler ou de manger, nous nous souvenons du plaisir lié au coït ou à la nourriture, et nous serions poussés à faire de même ; ce qui se produirait également avec le bâillement[12], selon les écrits du médecin médiéval italien.
Echo
La science est aujourd’hui capable d’enregistrer l’activité de groupes de neurones par imagerie cérébrale fonctionnelle. Et aucune recherche n’a jamais réussi à prouver que le système des neurones miroirs ne soit effectivement impliqué dans la contagion du bâillement. Au contraire, il semblerait que notre propension à bâiller soit stable, quelle que soit la situation, et serait indépendante de l’empathie.
Pour Jackson[13] et ses collègues, bâiller est un « échophénomène », comme le fait de répéter inconsciemment les mots ou fins de phrase d’une autre personne, ou de reproduire ses gestes _ comme se gratter la tête instinctivement quand l’autre se gratte la tête.
Chaque individu est plus ou moins sensible à ce type de mimétisme, qui dépendrait en réalité de différences d’excitabilité du cortex moteur[14].
Le cerbère de la vigilance
Maxime se dit sous tension, car plusieurs unités du groupe qu’il dirige sont en pleine restructuration. Il baille trop, et à des moments très inappropriés selon lui, moments où il devrait au contraire afficher investissement et concentration. Il ne comprend d'autant pas ces manifestations alors qu’il revient de vacances.
L’excès de bâillements est une plainte somatique assez fréquente. On le retrouve d’ailleurs au cours de nombreuses pathologies neurologiques : malaises vagaux, migraines, épilepsies, accidents vasculaires cérébraux… La théorie la plus consensuelle dans la communauté des neuroscientifiques, biologistes et éthologues sur la fonction du bâillement aujourd'hui est la stimulation de la vigilance.
Le biologiste Andrew Gallup[15] s'appuie sur des données issues de la recherche animale. Ses recherches prouvent que chez les animaux évoluant en groupe, le bâillement servirait à les prévenir qu'un des leurs est fatigué et qu'ils doivent donc redoubler de vigilance afin de se protéger des prédateurs.
Maxime est lui-aussi en alerte, son cerveau s’adapte au « danger » pour lui permettre de conserver son efficacité. Son retour au travail s’annonce effectivement tendu : un mouvement social s’est déclaré et il va devoir gérer. Et s’il lui est désagréable de bailler en pleine réunion d’orientation de la politique de l’entreprise, ses bâillements pourraient en réalité opérer à la manière d’un signal d'alerte pour lui et ses « congénères » professionnels[16] ".
Quant à Louis, il ne s’en plaint pas vraiment. Il évoque plus un automatisme. Alors que des salves de bâillements émaillent son discours, cela semble être plutôt une source de relâchement, de réconfort et de distanciation.
Fatigués ou désignés ?
Il convient de distinguer la fatigue à proprement parler _ qui est un état réversible, physiologique et utile _ et le surmenage qui est une fatigue chronique, permanente, pouvant conduire jusqu’à l’épuisement, en somme une fatigue possiblement irréversible.
L’accompagnement de Maxime lui a permis de d’identifier certains signes plus ou moins discrets : Maxime _ et son épouse _ avaient déjà constaté une diminution de l’énergie, de la fatigue dès le matin avec un sommeil non réparateur, et une irritabilité croissante mais contenue. Maxime est exposé à ce que l’on appelle encore « la maladie des motivés », car son ennemi principal est en réalité lui-même. Il identifie mal sa souffrance _ une souffrance qui le déstabilise et le dérange _ il la néglige ou la minimise, et se met ainsi en danger inconsciemment. Son corps, lui, l'a bien compris.
Nous avons travaillé sur ses valeurs, ses idéaux de succès professionnel et d’accomplissement personnel, son degré d’épanouissement familial, de prospérité matérielle et financière. Maxime évolue dans une sphère industrielle, avec des journées marquées par les logiques de performance élevée et de rendement, d’urgence, de compétition, et parfois d’individualisme. Il a progressivement perçu son rapport à sa situation professionnelle mais aussi personnelle, en balance entre le surinvestissement et le désenchantement.
Ainsi le bâillement de Maxime l’a amené à s’interroger sur ce qui était dissimulé à lui-même et multifactoriel. De même que travail amorcé avec Louis lui a permis de réaliser sa stratégie automatique de bâillements _ compulsifs et auto-apaisants _ masquant une importante anxiété, ainsi que d’autres stratégies plus ou moins conscientes pour contrer la morsure anxieuse et une estime de soi altérée.
Un autre travail a été entamé avec les parents de Louis. La clinique du couple parental a mis à jour la dynamique familiale des parents de Louis, masquant des tensions, des difficultés de communication et des frustrations. Ce qui a amené Louis à se retrouver porteur d’une mission bien connue des psychothérapeutes systémiciens[17], celle dite du « patient désigné ».
Cette stratégie « chiffon rouge[18] » servant d’occupation voire d’exutoire, a un temps justifié la centration des parents de Louis sur ses « problèmes » en évitant de régler les leurs. Loin de leurs possibles « désaccords », les « cadrages » opérés par les parents de Louis « pour son bien » les mettaient en quelque sorte « en accord » donc en cohésion, dans une période de turbulences conjugales.
Synonyme de fatigue ou d’ennui pour certains, manifestation impolie pour d’autres, le bâillement de Louis a servi de symptôme au patient désigné, lui-même porte d’entrée du système familial.
Si le combat parental contre l’indolence de Louis a fait un temps diversion, en mettant en sourdine la conflictologie et la fragilité du couple conjugal, le comportement-problème de Louis les a protégé, de la dissonance[19], d’un possible éloignement, voire d’une rupture.
Une stratégie psychique dont Louis n’avait évidemment pas conscience.
— Marie-Christine Abatte, Psychologue et thérapeute ---
[1] Walusinski,O., Deputte B.L. “Le bâillement : phylogenèse, éthologie, nosogénie” https://www.em-consulte.com/article/104853/le-baillement%C2%A0-phylogenese-ethologie-nosogenie?OWASP-CSRFTOKEN=N5KJ-17BD-9KQR-G3C3-I4OH-0P3A-DNKI-5BRR
[2] Selon Pietro d’Abano https://www.cairn.info/revue-les-lettres-de-la-spf-2014-1-page-123.htm
[3] Dictionnaire infernal de Jacques Collin de Plancy (1794-1881). L’ouvrage du XIXe siècle relate que « Les femmes espagnoles, lorsqu'elles bâillent, ne manquent pas de se signer quatre fois la bouche avec le pouce, de peur que le diable n'y entre. Cette superstition remonte à des temps reculés ».
[5] www.baillement.com
[6] Les Bhûts : Les esprits.
[7] Mârâyan : « Grand Dieu ! »
[8] http://baillement.com/Walusinski.html
[9] L’exception est la girafe, dormant très peu, de manière très sporadique et sans cycle de sommeil défini, et qui ne baille pas.
[10] Pietro d'Abano, né à Abano (1250-1316), est un médecin, philosophe et astrologue italien du Moyen Âge.
[11] « Propter delectationem et concupiscentiam stomachi ad ossitandum »
[12] André Bolzinger, “ De la transmission du bâillement. Retour d’un débat médiéval dans un débat actuel”. Dans Les Lettres de la SPF 2014/1 (N° 31), pages 123 à 135
[13] Les travaux de Jackson viennent ébranler la théorie qui tend à affirmer que regarder ou entendre quelqu’un bâiller activerait un réseau cérébral associé à l’imitation motrice et à l’empathie, réseau qui renferme le fameux système des neurones miroirs. Ces derniers s’activent quand on réalise un geste ou quand on le voit faire, et sont nécessaires à l’empathie et à nos comportements sociaux. https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/neurosciences/pourquoi-le-baillement-est-il-contagieux-12688.php
[14] Les sujets portaient un casque de stimulation magnétique transcrânienne, ce qui permettait aux chercheurs d’enregistrer l’excitabilité et l’inhibition de leur cortex moteur primaire ou de le stimuler. Les enregistrements de l’activité corticale révèlent que l’excitabilité du cortex moteur et son inhibition prédisent la propension de chaque sujet à bâiller par contagion. En simplifiant, plus l’activité de cette région cérébrale est élevée, plus on a tendance à bâiller par contagion. Et si on augmente l’excitabilité du cortex moteur primaire par stimulation transcrânienne, les participants bâillent davantage. C’est donc l’activité de cette région corticale qui est responsable des bâillements contagieux.
[15] Andrew Gallup, biologiste de l'évolution de l'Institut polytechnique de l'Université de New York (États-Unis), voir ses travaux publiés en juin dans la revue Behavioural Brain Research,
[16] Une adaptation efficace car la "contagion", ou plus exactement la reproduction réflexe, remonte aux observations du célèbre neurologue Jean-Martin Charcot en 1889, qui avait fait du bâillement un signe clinique, popularisées depuis par l'adage selon lequel "un bon bâilleur en fait bâiller sept. » https://www.sciencesetavenir.fr/sante/le-baillement-mysterieux-gardien-de-la-vigilance_167171.amp
[17] Dans l’approche systémique, le psychologue s’intéresse à la façon dont les problèmes se manifestent dans le présent en relation au passé. Le but du psychologue systémique est d’amener un nouvel équilibre chez une personne ou un système dit “dysfonctionnel”. Pour ce faire, il utilisera les ressources personnelles et relationnelles des personnes en vue d’une découverte des nouvelles manières de fonctionner. Les origines de l’approche systémique remontent aux travaux de Gregory Bateson (années 1952 à 1962) et et à ceux de Paul Watzlawick et ses collègues du Mental Research Institute créé en 1962 à Palo Alto (California).
[18] Agiter le chiffon rouge : Provoquer délibérément, référence à la tauromachie. https://fr.wiktionary.org/wiki/agiter_le_chiffon_rouge#:~:text=Locution%20verbale,-agiter%20le%20chiffon&text=(Sens%20figuré)%20Provoquer%20délibérément.&text=(Sens%20figuré)%20Mettre%20en%20avant,problème%20pour%20détourner%20l%27attention.
[19] Dissonance : réunion de sons dont la simultanéité ou la succession est désagréable. Manque d’hamonie.