Il y a un peu plus de deux ans s’éteignait, à presque 99 ans, la créatrice de la psychogénéalogie, Anne Ancelin Schützenberger.
Auteure de l’ouvrage de référence « Aïe, mes aïeux ! », elle a fait découvrir cette jeune science d’une quarantaine d’années au grand public, et la force de l’analyse transgénérationnelle comme outil thérapeutique.
Psychologue de formation, psychothérapeute, professeur émérite à l'université de Nice-Sophia Antipolis où elle enseigna de nombreuses années, elle positionne et définit elle-même la psychogénéalogie comme un art et une science, et comme le mélange de la psychologie et de la généalogie : « J’ai créé le terme de « psychogénéalogie » dans les années 1980 pour faire comprendre à mes étudiants en psychologie, médecins et travailleurs sociaux à l’université de Nice, ce qu’étaient les liens familiaux, la transmission et le transgénérationnel ».
Sous la surface
L’ancrage de la psychogénéalogie est plural : la psychologie clinique, la psychanalyse _ adaptée aux liens transgénérationnels _ la démarche sociopsychologique, par l’emploi d’un outil spécifique et technique, le génosociogramme[1].
« Pour Freud, l’être humain est comme la pointe d’un iceberg. Lorsque l’on voit la pointe de l’iceberg, on n’a pas la moindre idée d’où il va aller. C’est ce qu’il y a sous l’eau qui conduit l’iceberg quelque part ; ce qu’il y a sous l’eau, c’est notre inconscient, et notre histoire de famille[2]. »
Pour autant, il ne s’agit pas systématiquement de chercher des traumatismes, des drames, des secrets… La psychogénéalogie peut aussi nous permettre une compréhension, une lecture de qui nous sommes, et des influences et héritages souvent positifs que nos ancêtres nous ont légués.
Un outil clinique ?
La psychogénéalogie reste, en substance, un outil de cabinet, dont l’objectif est « pour un client[3] de poser les valises de son passé et accepter de lâcher prise, pour surmonter les dégâts des traumatismes qu’il a incorporés, les contre-coups, les conséquences et les éventuels effets néfastes d’un passé familial, de ses plaies, erreurs, fautes, hontes, culpabilité, regrets, déracinements, pertes, deuils, secrets et non-dits etc. »
Si Anne Ancelin Schützenberger a fait connaître la psychogénéalogie au grand public, elle a aussi maintes fois rappelé le caractère clinique[4] de sa démarche, et critiqué les dérives de l’utilisation de cette approche sans être psychologue[5], psychothérapeute[6], ou sans détenir un bagage universitaire significatif. Elle sera elle-même l’élève de Françoise Dolto[7] et Jacob L. Moreno[8], entre autres références.
Dans le sac
« Nous souffrons de souffrances non traitées, passées depuis des générations ». Il ne s’agirait pas uniquement de mal-aise, mal-être, tristesse latente ; il arrive que certaines marques du passé s’expriment aussi corporellement, par des sensations de chaud, de froid, des difficultés à respirer, des rhinites, des réactions émotionnelles à des odeurs, à des lieux… ou par des comportements reproduisant des destins, des choix de vie, des actes manqués.
Alors qu’elles étaient ces histoires familiales, si déshonorantes à l’époque de nos aïeux ?
Ce sont toujours les mêmes, Anne Ancelin Schützenberger récence ainsi ces récurrentes fautes et hontes familiales : « Il y a le vol, le viol, le meurtre, le cambriolage, la prison, l’hôpital psychiatrique, la perte d’argent ; le fait d’avoir choisi un camp qui s’est avéré « être du mauvais côté du manche », d’avoir été considéré comme un traître ; le fait d’être un enfant naturel, d’être une fille-mère, d’être l’enfant d’une fille-mère, et de descendre de gens qui ont commis des horreurs ».
Travail d’enquête
Anne Ancelin Schützenberger s’appuiera sur les travaux du psychiatre Nicolas Abraham et de Maria Torok, psychanalyste, en réutilisant un certain nombre de leurs notions clés : la théorie du fantôme (secret de famille, transmis d'une génération à l'autre), la maladie du deuil (impossibilité du deuil, par suite d'irruptions d'éléments liés à la honte), l’incorporation (identification à un autre) et la crypte (ou l'enterrement d'un vécu inavouable).
« Nicolas Abraham s’était rendu compte que certains de ses patients avaient des symptômes pour lesquels toute sa formation de psychiatre et de psychanalyste ne lui servait à rien. C’est comme s’ils avaient à l’intérieur un ventriloque qui s’exprimait, ou comme un fantôme qui sortait d’une crypte. […] et qu’à la troisième génération le fantôme sortait de cette crypte et s’exprimait par des maladies, des maux divers. »
Inné et acquis : un très ancien débat encore d’actualité
L’histoire de la psychologie, de la pédagogie, des sciences cognitives et des sciences du vivant au sens large est marquée par l’opposition entre l’inné et l’acquis.
Si les deux visions du développement de l’individu continuent à faire encore s’affronter certains, l’avenir voire l’accalmie viendra peut-être de l'épigénétique, une science récente et présentée comme « l'ensemble des mécanismes de la régulation de l'expression des gènes qui peuvent être influencés par l'environnement, et être transmis d'une génération à l'autre[9] ».
Dans son ouvrage médiatisé « La symphonie du vivant[10] » le professeur et scientifique Joël de Rosnay y décrit les avancées de la biologie au-delà de la génétique, croisant la thèse de la créatrice de la psychogénéalogie.
En effet, son propos se centre sur l’existence de mécanismes héréditaires, qui pourraient expliquer les liens entre des affections et des expériences marquantes de vie, dont certaines maladies psychiques. Ce que la génétique classique n’a pas encore permis d’expliquer.
Déjà Dolto
Dans les années 80[11], Françoise Dolto, « référence absolue pour tout ce qui touche les enfants », raconte dans une interview l’origine de sa vocation ; précocement elle comprend l’impact des affects et de l’environnement sur le bien-être et la santé des enfants.
Elle y raconte cette scène où _ elle n’est âgée que de 5 ans en 1914 _ son petit frère nourrisson est mis à la diète après qu’il ait vomi. Nourri par une nurse saoule _ qui se dispute avec la cuisinière alors qu’elle lui donne son repas _ il régurgite peu de temps après : « Ça n'aime pas avaler l'angoisse, un bébé. Alors, il la rendait avec son repas, […] mais, après, il avait faim ! Il aurait fallu lui redonner à manger au calme au lieu de le mettre à la diète. […] Je me taisais, car dans une famille comme la mienne, on ne caftait pas. Je me disais simplement : "les médecins ne savent pas qu'on peut être malade à cause d'une émotion". C'est pour cela qu'à 8 ans j'ai décidé de devenir "médecin d'éducation", une sorte de docteur qui s'intéresserait à l'aspect affectif des maladies et chercherait non pas seulement à soigner les symptômes, mais à comprendre leurs causes.
Marques, traces, et héritages
A lire aussi pour se forger une idée, voire des convictions, les travaux du professeur Isabelle Mansuy[12], de la Faculté de Médecine de Université de Zürich. Elle démontre que l’environnement a une influence majeure sur notre vie. Certains événements « peuvent laisser des marques biochimiques sur notre ADN pour toute la vie. De telles marques peuvent s’imprimer dans toutes les cellules du corps y compris dans le cerveau ».
Dans son article, le webzine suisse « Le temps[13] » décrit l’expérience de la chercheuse sur des souris. Elle démontre les conséquences sur le long terme de traumatismes psychiques de l’enfance : « A l’âge adulte, ces animaux présentent des altérations de leur épigénome dans de nombreux tissus, et des symptômes tels que dépression, comportements antisociaux, davantage de prise de risque, ainsi que des affections du métabolisme. Nous avons pu observer que ces troubles se retrouvaient également chez leurs descendants jusqu’à la troisième, voire la quatrième génération, bien que ces derniers n’aient pas vécu d’événements traumatiques. »
Les faits sont têtus[14]
« Que nous le voulions ou non, nous sommes liés à notre famille ».
De ce postulat de base, énoncé par Anne Ancelin Schützenberger, nous admettons que nos parcours de vie sont plus ou moins empreints par ceux de nos ancêtres, et ce, sur plusieurs générations avant nous. Et que cette empreinte devient un motif de consultation quand elle se transforme en entrave ou souffrance. « Nous sommes moins libres que nous le croyons, mais nous avons la possibilité de reconquérir notre liberté et de sortir du destin répétitif de notre histoire, en comprenant les liens complexes qui se sont tissés dans notre famille ".
D’où le fait qu’Il subsisterait _ selon Anne Ancelin Schützenberger _ un risque à laisser l’inachevé de nos ancêtres, le risque qu’il continue à nous influencer, et notamment d’être comme « poussés à [le] répéter ».
Ni panacée universelle ou absolue, ni voie magique, la psychogénéalogie est un outil thérapeutique complémentaire et utile, pour comprendre et nous comprendre, agir et nous (re)prendre en main.
Ecrire ou dire pour soulager sa psychohistoire, il est bénéfique d’être accompagné dans cette lecture, ce travail sur soi de libération et de replacement des événements du passé, en contextes et perspectives.
---- Marie-Christine Abatte ----
[1] Sorte d’arbre généalogique, intégrant des faits ou événements de vie, mais aussi des tiers ayant des liens sociaux avec le sujet.
[2] Nos mémoires secrètes. France 2 Emission « Infrarouge ». Youtube 2014
[3] Anne Ancelin Schützenberger précise « au sens de Carl Rogers »
[4] Qui concerne l'observation du patient, étymologiquement du grec klinikê tekhnê, médecine exercée près du lit du malade
[5] Le titre de psychologue est protégé en France depuis le 25 juillet 1985. Depuis cette date, il faut donc être détenteur d'un diplôme dont les conditions d'obtention sont fixées par l'Etat et dont seule la détention clairement régie par la loi permet l'utilisation du titre de psychologue. https://psychologues.org/la-profession/usage-du-titre-de-psychotherapeute/
[6] L'usage du titre de psychothérapeute est réglementé depuis 2010. Seuls les titulaires d'une autorisation d'usage du titre délivrée par l'Agence Régionale de Santé sont autorisés à utiliser le titre de psychothérapeute.
[7] Françoise Dolto, pédiatre et psychanalyste, a marqué l’histoire de la psychanalyste en France. Elle fonde avec Jacques Lacan, Daniel Lagache et Juliette Favez Boutonnier, la Société française de psychanalyse, puis participe à l’École freudienne de Paris. Le couple Lacan-Dolto s'affirme […] comme fondateurs du freudisme français. Source : http://www.dolto.fr/
[8] Jacob Levy Moreno, médecin psychiatre, philosophe, sociologue, il fondera entre autre l’ « Association internationale de psychothérapie de groupe ». Ouvrage de référence « Psychothérapie de groupe et psychodrame », Paris, PUF, 1965; édition poche, coll. Quadrige, Paris, PUF, 1987, (ISBN 2-13-055905-0)
[9] Epigénétique pourlascience.fr : https://www.pourlascience.fr/theme/epigenetique/
[10] La symphonie du vivant, comment l’épigénétique va changer notre vie Joël de Rosnay Ed. Les liens qui Libèrent
[11]Françoise Dolto dans L'Express n° 1915 du 18 mars 1988
[12]Prof. Isabelle Mansuy, Faculté de Médecine, Université de Zürich et Département des Sciences et Technologies de la Santé, Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich (EPFZ) Source : https://gensuisse.ch/fr/blog/prof-isabelle-mansuy-facult%C3%A9-de-m%C3%A9decine-universit%C3%A9-de-z%C3%BCrich-et-d%C3%A9partement-des-sciences-et
[13] https://www.letemps.ch/sciences/epigenetique-lenvironnement-influence-genes
[14] « Les faits sont têtus », citation d’A. Ancelin Schützenberger