Je voudrais me sentir en sécurité, mais sans la routine. »
Cette phrase, prononcée maintes fois dans mon cabinet en thérapie de couple, est celle de Lucie, et résume à elle seule le dilemme du couple moderne. Ce couple d’aujourd’hui qui porte une double exigence : être à la fois un espace de stabilité émotionnelle et un lieu de désir, de sens et d’aventure.
Jadis, la sécurité reposait sur la structure sociale ; aujourd’hui, elle se fonde sur l’engagement volontaire, le choix mutuel et la confiance entretenue.
Les théories récentes en psychologie de l’attachement et en neurosciences affectives confirment que le lien amoureux active les mêmes circuits neuronaux que ceux impliqués dans le sentiment de sécurité primaire. Mais dans ce même cerveau, les circuits du désir – ceux stimulés par la nouveauté, la surprise, l’inattendu – se nourrissent du risque et du mystère.
Alors, comment faire cohabiter ces deux pôles ?
La passion, pour exister, réclame une part d’inconfort.
La sécurité, elle, apaise.
L’équation est fragile : trop de calme endort le désir, trop de chaos effraie le lien.
Le mythe du couple accompli
Lucie et Karim vivent ensemble depuis onze ans. Ils se disent heureux mais « fatigués de toujours essayer ». Fatigués de chercher le juste milieu : ni fusionnels, ni distants ; ni blasés, ni brûlés. Le couple du XXIᵉ siècle est devenu un laboratoire émotionnel, un territoire d’expérimentation, de construction identitaire autant qu’affective.
Le psychologue John Gottman a observé que les couples durables ne se distinguent pas par l’absence de conflit, mais par leur manière de réguler le désaccord. Non de rechercher l’évitement de la houle ou de la tempête, mais savoir naviguer à travers elle sans chavirer.
Les partenaires modernes ne veulent plus simplement cohabiter ; ils aspirent à s’éveiller ensemble. Le couple devient un lieu d’apprentissage, de transformation, parfois même d’initiation.
Et c’est là que surgit la difficulté : à force d’attendre du couple qu’il soit le miroir, le refuge et le tremplin et bien d’autres, il risque de s’essouffler sous le poids des attentes. L’amour devient un projet, parfois un chantier permanent.
Du romantisme à la quête de sens
Autrefois, aimer signifiait durer. Aujourd’hui, aimer signifie évoluer. Le couple contemporain s’inscrit dans une logique existentielle : il n’est pas qu’un arrangement affectif ou social, mais un projet de sens.
Helen Fisher, anthropologue du lien amoureux, souligne que nos cerveaux n’ont pas fondamentalement changé : l’attachement reste un besoin archaïque. Ce qui a changé, c’est le contexte symbolique : nous voulons que ce lien nous révèle à nous-mêmes. Le couple devient le lieu où l’on souhaite devenir, se réaliser — être soi, mais mieux. Cette quête rend la relation plus consciente, mais aussi plus exigeante. Car le moindre écart ou silence est désormais lu comme un signe d’échec existentiel.
L’amour conscient : une illusion nécessaire ?
Le « nouvel amour » se veut lucide, mature, transparent. On se parle de ses traumas, on analyse nos blessures d’attachement…
Mais être en couple, c’est aussi tolérer une part d’inconnu. Dean Delis, dans ses travaux sur la dynamique du couple passionnel, décrit l’alternance naturelle entre rapprochement et éloignement : le rythme des vagues émotionnelles. Vouloir lisser ces ondulations pour ne garder que la tendresse stable revient à priver la relation de son élan vital.
En d’autres termes, le couple apaisé n’est pas l’opposé du couple passionné, il en est la version respirante. Le désir s’y régénère à condition d’accepter les micro-séparations – symboliques ou réelles – qui redonnent de l’air à la relation.
Sécurité affective et plasticité émotionnelle
Les neurosciences nous rappellent que le cerveau adore la sécurité… mais s’épanouit dans la variété. Le système limbique, siège des émotions, fonctionne comme un thermostat : trop de stress et il se ferme ; trop de confort et il s’endort.
Ainsi, dans le couple, maintenir la vitalité suppose une régulation alternée : créer du rituel pour sécuriser, mais aussi introduire de la nouveauté pour stimuler. Une étude longitudinale sur les couples satisfaits montre que la curiosité mutuelle – poser de vraies questions, redécouvrir l’autre régulièrement – entretient la sensation d’intensité bien davantage que les gestes romantiques.
Le couple moderne se joue donc entre deux polarités : la prévisibilité apaisante et la surprise régénératrice. C’est dans cette oscillation que la passion trouve un sol durable.
Le paradoxe du miroir
De nos jours, aimer, c’est aussi se confronter à soi-même. L’autre devient le révélateur de nos fragilités autant que de nos forces. Ce que nous exigeons souvent de l’amour – être compris, soutenu (voire réparé ?) – suppose que nous acceptions d’être vus, parfois sans fard.
Mais le couple ne peut pas tout porter : Il n’a pas pour vocation de guérir toutes les blessures d’attachement, même s’il peut en adoucir certaines. L’attente d’un amour qui répare s’épuise souvent sur le rivage de la réalité. Pourtant, nombreux sont ceux qui, à l’instar de Lucie, trouvent dans la souffrance un moyen détourné d’obtenir de la proximité, de l’attention ou de la légitimité à être pris(e) en charge. Cette dynamique, transposée à deux, devient le piège du « sauvetage amoureux ».
Le couple-miroir : terrain de croissance ou champ de bataille ?
Le couple contemporain ne supporte plus la stagnation. L’autre doit être moteur, partenaire de croissance – ou le lien est perçu comme « toxique ». Mais grandir ensemble suppose aussi d’apprendre à se séparer intérieurement : laisser l’autre différent, accepter qu’il évolue ailleurs, autrement. Les neurosciences sociales montrent que les circuits de l’empathie et ceux de la différenciation sont antagonistes : trop de fusion éteint la perception de soi ; trop de distance atrophie la connexion.
L’amour durable est donc un exercice d’équilibriste : maintenir son identité sans rompre la synergie. Les couples qui y parviennent traitent le lien comme une matière vivante : ils y reviennent, le choient, le réinventent.
Les partenaires ne cherchent plus seulement la compatibilité ; ils veulent la cohérence : des valeurs partagées, un langage commun, un horizon évoqué à deux. Pourtant, cette exigence de sens peut devenir insoutenable si elle n’intègre pas la finitude, l’imperfection, l’altérité. Aimer, ce n’est pas (se) fondre, c’est coexister.
Vers un nouveau contrat affectif
Pour beaucoup, la fidélité n’est plus seulement une question d’exclusivité sexuelle, mais de loyauté émotionnelle. Partager ses doutes, ses espoirs, son monde intérieur devient la nouvelle forme de fidélité. Le véritable adultère n’est plus du côté du corps, mais du secret entretenu.
Le couple, aujourd’hui, revendique la liberté mais redoute l’abandon. Il recherche la fusion tout en proclamant son besoin d’autonomie. Il est, à l’image de notre époque, cognitivement saturé et affectivement exigeant. Pourtant, il demeure un refuge archaïque, un lieu de réparation silencieuse, une alliance qui permet, face à l’incertitude du monde, de sentir que l’on n’avance pas seul.
Aimer à deux, aujourd’hui, c’est accepter d’être tour à tour base et tremplin ; ancre et vent ; sécurité et vertige.
Ce n’est pas résoudre le paradoxe, c’est l’habiter.
Et si, finalement, le couple du XXIᵉ siècle n’avait pas changé de nature mais seulement de conscience ? Non plus seulement lieu d’attachement, mais sanctuaire de sens, où l’autre devient le miroir vivant de notre humanité en construction.
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Marie-Christine ABATTE
Psychologue & Thérapeute